SMART, le programme qui inspira le défi

Quand il conçut le Défi 10 jours sans écrans, Jacques Brodeur s’était inspiré du programme S.M.A.R.T mis au point et expérimenté dans la seconde moitié des années 90 par l’équipe du Dr Thomas Robinson de la Faculté de médecine de l’Université de Stanford en Californie, et dont les résultats avaient fait l’objet de plusieurs publications. Il est probable que si cette expérience n’avait jamais été réalisée, le défi 10 jours sans écrans n’aurait pas vu le jour, du moins pas sous la forme qu’on lui connait aujourd’hui. Le programme SMART, à l’approche originale et à la conception particulièrement rigoureuse, avait produit des résultats étonnants et mérite qu’on lui consacre quelques lignes si on souhaite comprendre la démarche du défi dix jours sans écrans.

Source : Effects of the SMART Classroom Curriculum to Reduce Child and Family Screen Time, Journal of Communication 56(1) :1-26, mars 2006 https://www.researchgate.net/publication/249471378

Dr Thomas Robinson

Dr Thomas Robinson de la Faculté de médecine de l’Université de Stanford en Californie, auteur de nombreux travaux sur la santé infantile et l’obésité.

Comme le laisse entendre l’acronyme du programme (Student Media Awareness to Reduce Television), il s’agissait d’un programme de sensibilisation d’écoliers de 3e et 4e année (8-9 ans) aux médias en vue de réduire l’écoute de la télévision, des cassettes vidéo et des jeux vidéos. Il était composé de 18 leçons étalées sur six mois,  un exercice de déconnexion des écrans de loisirs de dix jours, et des bulletins d’informations éducatifs pour les parents. Les résultats avaient montré l’efficacité d’une intervention en classe pour réduire le temps passé devant un écran chez les enfants du primaire et les membres de leur foyer. Les écoliers de l’école d’intervention avaient en effet considérablement réduit leur consommation de télévision et de jeux vidéo. Les mères, les pères, les frères et sœurs et les autres enfants des ménages de l’école d’intervention avaient également réduit leur écoute de la télévision, et le nombre de repas pris devant la télévision. Parmi tous les autres effets étudiés, un impact significatif avait été mesuré dans trois domaines : poids corporel et embonpoint (réduction de l’adiposité), comportement agressif (diminutions de l’agressivité entre pairs et de la violence verbale dans la cour), les comportements de consommation (diminution des demandes d’achat de jouets), ce que Jacques Brodeur avait baptisé « asticotage ».

Un programme visant à réduire le temps-écran des écoliers, inspiré du modèle social cognitif de Bandura.

A l’origine de la conception de l’expérience, les chercheurs considéraient que plusieurs études sérieuses avaient associé l’utilisation des médias à un certain nombre d’effets indésirables. L’exposition à la violence médiatique était associée à des comportements plus agressifs, à une désensibilisation à la violence et à la croyance que le comportement agressif est une réaction appropriée au conflit. Il avait aussi été montré qu’un temps d’écran excessif entraînait une augmentation de l’obésité, une consommation plus importante de fast-foods, une consommation de moins de fruits et légumes, une diminution de l’activité et de la forme physiques. Des études suggéraient également que la publicité télévisée pouvait nuire à la santé et au développement des enfants. Par ailleurs, de nombreux groupes de défense des droits sociaux, de santé ou politiques préconisaient de réduire le temps d’écran des enfants ou recommandaient de le limiter, comme l’American Psychological Association, l’American Academy of Child and Adolescent Psychiatry, l’American Medical Association, la « National Parent Teachers Association », la National Éducation Association. Or la plupart des interventions de recherche tentaient plutôt d’enseigner aux enfants l’éducation aux médias et les compétences de visionnement critique. Le programme SMART, contrairement à la plupart des précédents consistait à mettre en place une intervention scolaire visant à réduire le temps passé devant un écran (télévision, bandes vidéo, jeux vidéo) chez les enfants de troisième et quatrième année du primaire.
SMART avait été établi sur la base conceptuelle du modèle social cognitif d’Albert Bandura. D’après cette théorie, le comportement se développe par l’interaction réciproque de facteurs personnels, comportementaux, et environnementaux. Dans ce contexte, quatre processus influencent l’apprentissage et l’adoption de nouveaux comportements : l’attention, la rétention, la production et la motivation, ces derniers étant considérés comme particulièrement utiles pour concevoir des interventions de changement de comportement.
Le programme SMART comprenait 18 leçons en classe de 30 à 50 minutes et des rappels hebdomadaires de 5 à 10 minutes au cours de 4 derniers mois. Pour élaborer ces leçons, les chercheurs s’étaient efforcés de maximiser les quatre processus qu’étaient l’attention (utilisation de matériaux et couleurs vives, cours hautement interactifs et participatifs à travers des courts métrages significatifs), la rétention (instructions explicites pour de nouvelles compétences, démonstrations visuelles, histoires simples et activités de stimulation qui permettent de déduire les messages souhaités), la production (nombreuses opportunités de mise en pratique des compétences, jeux de rôle et simulations, mises en évidence des succès, activités d’auto-surveillance, de planification du calendrier, invention de stratégies pour surmonter les obstacles à la réduction du temps écran, lancer des appels persuasifs pour réduire le temps d’écran auprès des pairs plus jeunes), et la motivation (en créant l’opportunité d’obtenir l’approbation des pairs, des parents ou des enseignants pour exécuter avec succès les comportements ciblés, fournir des récompenses matérielles pour susciter une motivation extrinsèque, permettre aux enfants d’observer des comportements modélisés, etc.)

4 sections

L’intervention visait à réduire l’écoute de la télévision, des bandes vidéo et l’utilisation de jeux vidéo, sans fournir d’activités alternatives ou de substitution spécifiques. Les différentes approches comprenaient une budgétisation du temps écran hebdomadaire total, la limitation à l’accès physique aux supports d’écran (ex : retirer les téléviseurs de la maison, en particulier des cuisines et des chambres, placer les magnétoscopes et les lecteurs de jeux vidéos dans es armoires, et/ou cacher la télécommandes), la limitation de la visualisation des médias certains jours de la semaine ou à certaines heures de la journée (par exemple, pas avant la fin des devoirs ou du dîner, pas les soirs d’école), la limitation de l’utilisation des médias à un contenu spécifié (exemple : interdiction des medias classés comme violents ou sexuellement explicites), limiter l’utilisation des écrans uniquement à certaines circonstances particulières (exemple : uniquement avec un parent présent), utilisation d’un gestionnaire d’un temps écran.
Le programme était composé de 4 sections. La première était consacrée à sensibiliser les enfants au rôle que les écrans jouent dans leur vie, à informer des conséquences potentielles à court et à long terme d’un temps excessif consacré à la télévision, aux bandes vidéos et aux jeux vidéo, à promouvoir des attitudes positives, et susciter une motivation pour réduire leur utilisation. Ces leçons comprenaient des exercices d’auto-surveillance, des reportages en classe, des activités d’identification de ce qu’ils aimaient faire lorsqu’ils ne regardaient pas la télévision, la prise en charge, à partir d’une histoire, de la vie d’un enfant imaginaire et en inventer la fin, une leçon visant à stimuler la motivation intrinsèque des enfants intitulée « Le monde veut vraiment savoir : les enfants américains sont-ils accrocs à la télévision ? » dans laquelle les enfants participaient à leur propre expérience scientifique en vue du défi de la coupure des écrans. Ces leçons avaient été conçues pour offrir des opportunités d’une plus grande conscience comportementale, susciter un soutien social, et en augmenter la perception qu’avaient les enfants de l’incitation à réduire le temps écran. Ce faisant, elles avaient aidé les enfants à se forger des attentes anticipées des résultats d’un maintien ou d’une réduction du temps écran.
La deuxième section comprenait l’arrêt de la télévision des bandes vidéo et des jeux vidéo pendant une période de dix jours, au cours desquels cinq leçons accompagnaient les enfants afin de leur apprendre de nouvelles stratégies pour résister aux écrans, inventer et mettre en pratique des compétences pour réduire le temps d’écran de loisirs, permettre aux enfants d’améliorer leur résultats par rapport aux attentes et rendre l’expérience positive, donner aux écoliers la possibilité de maîtriser le contrôle du temps passé devant un écran, augmenter l’auto-efficacité perçue. Durant cette deuxième phase de l’expérimentation, un accent particulier avait été mis sur le développement de l’autosatisfaction pour atteindre les objectifs, car celui-ci était considéré par l’équipe du Dr Robinson comme ayant souvent une influence plus forte sur le comportement que les récompenses tangibles.
Après l’arrêt de la télévision, une troisième section appelée « garder le contrôle » comportait quatre leçons visant à aider les enfants à se fixer et à respecter un objectif de 7 heures par semaine de médias, en leur permettant d’acquérir des compétences supplémentaires pour résister aux influences sociales et environnementales, développer des niveaux élevés d’auto-efficacité perçue pour mettre en œuvre les compétences acquises, rester motivés pour maintenir une utilisation réduite des médias. Ces leçons procurait aux écoliers des opportunités de maîtrise de compétences et comprenaient de brefs exercices de jeu de rôle pour faire face à des situations difficiles, la résolution de problèmes pour les longs week-end et les vacances, et des exercices de « planification à l’avance » pour aider à respecter leur budget en étant plus sélectifs sur l’utilisation des écrans.

Boitier gestionnaire de temps écran et conversations SMART.

Durant cette troisième section, les écoliers avaient aussi reçu le boîtier TV Allowance, un gestionnaire de temps d’écran qui surveille et contrôle l’utilisation de la télévision avec un numéro d’identification personnel pour chaque membre de la famille. Il permettait aux parents de définir des budgets horaires hebdomadaires pour leurs enfants et pouvait également bloquer l’utilisation à certains moments de la journée ou de la semaine. Ce boîtier était destiné à réduire le fardeau de la gestion du temps écran des enfants et à aider à fournir aux enfants une rétroaction continue sur leur performance, c’est à dire de rester sous les objectifs budgétaires. Enfin, chaque vendredi était prévu une « conversation SMART » de 5 à 10 minutes au cours de laquelle les enfants ont signalé leurs réussites et ont reçu la reconnaissance de leurs pairs pour avoir respecté leur budget de la semaine. Et des certificats de réussite de couleurs différentes avaient été décernés en fonction du cumul de semaines (5, 10, 15, ou 20) au cours desquelles les limites du budget avaient été respectées (amélioration de la motivation intrinsèque).
Après plusieurs mois d’utilisation du boîtier TV Allowance et de participation à des « entretiens SMART », l’intervention se terminait par une quatrième section comprenant des leçons qui visaient à soutenir les attitudes positives des enfants concernant la réduction du temps écran, renforcer l’auto-efficacité perçue des enfant pour les compétences dans lesquelles ils s’engageaient, et aider à motiver les écoliers à maintenir leurs changement de comportement. Dans cette optique, les concepteurs du programme ont demandé aux élèves de construire un plaidoyer pour aider des élèves d’une autre école à surmonter leurs « addictions » aux écrans. Les enfants avaient notamment écrit des lettres de deux paragraphes aux autres élèves pour les persuader de réduire leur temps écran et leur dire quelle méthodes fonctionnent le mieux. Ils avaient également peint une fresque pour afficher publiquement toutes les choses amusantes qu’ils se sont retrouvé à faire en raison de leur temps d’écran réduit.

Bulletins d’informations

Enfin, les concepteurs du programme s’étaient appuyés sur des études montrant que les enfants sont capables d’influencer les attitudes et les comportements de leurs parents, que les faibles taux de participation des parents sont un obstacle important à la mise en œuvre des interventions axées sur les parents/famille, et que les parents préfèrent les interventions impliquant leurs enfants qui peuvent être réalisées à la maison. Tout au long de l’intervention, quatorze bulletins d’information avaient été diffusés auprès des familles. Ceux-ci se voulaient engageants, informatifs et non invasifs. Ils consistaient à informer les parents des avantages potentiels de la réduction du temps écran, à motiver les parents à aider leurs enfants à réduire le temps écran, suggérer des stratégies pour aider leur enfant et toute la famille, proposer des idées pour mettre en œuvre des politiques de visionnage sélectif, enseigner des techniques de gestion des imprévus pour les aider à soutenir les changements de comportement de leurs enfants, accorder une reconnaissance publique aux enfants qui restent sous leur budget, et créer un lien plus fort avec l’école et la classe de leurs enfants en mettant les parents au courant des activités SMART en classe.

Des effets étonnants sur l’adiposité, agressivité physique et verbale, et les comportements de consommation.

Pour mesurer de manière fiable les effets de ce programme, les chercheurs avaient procédé à un essai contrôlé randomisé. C’est-à-dire que l’école d’intervention avait été choisie au hasard et les résultats avaient été comparés à ceux d’une école appariée du point de vue socio-démographique et scolaire. Autre point fort de l’étude, l’aveuglement des élèves, des parents et des enseignants face aux hypothèses spécifiques de l’étude et celui des collecteurs de données face à l’affectation expérimentale. Les données avaient été relevées à travers des questionnaires et des entretiens téléphoniques réalisés auprès des enfants et des parents en septembre avant l’intervention, et en avril après l’intervention. Les résultats montrèrent que les enfants des écoles d’intervention avaient considérablement réduit leur consommation de télévision en semaine et leurs jeux vidéos en semaine et le samedi par rapport aux enfants de l’école témoin. Par ailleurs, tous les membres du ménage de l’échantillon d’intervention avaient considérablement réduit leur consommation de télévision par rapport aux membres du ménage de l’école témoin. A noter que les effets de l’intervention étaient plus prononcés pour empêcher l’apparition ou l’augmentation ultérieure des écrans chez les écoliers qui ne les utilisaient pas au début de l’intervention.
Mais l’expérience du Dr Robinson avait été plus loin. Car non contents de parvenir à réduire le temps d’écran récréatif des enfants, les chercheurs souhaitaient aussi mesurer les effets produits par la réduction du temps de télévision, de cassettes vidéo et de jeux vidéo. Ils avaient formulé différentes hypothèses au préalable et avaient adapté les questionnaires et les entretiens pour les vérifier. Et pour que les effets ne soient pas imputés à d’autres facteurs que celui de la réduction du temps écran, le choix avait été fait de ne pas fournir d’activités alternatives ou de substitutions spécifiques. Parmi tous les effets possibles étudiés, plusieurs impacts significatifs de la réduction du temps écran avaient été mesurés dans trois domaines : la masse corporelle, le comportement agressif, et les comportements de consommation. Comparativement aux témoins, les enfants du groupe d’intervention présentaient des diminutions relatives statistiquement significatives de l’indice de masse corporelle, de l’épaisseur du pli cutané du triceps, du tour de taille et du rapport taille-hanches. Et par rapport aux témoins, les changements dans le groupe d’intervention étaient accompagnés de diminutions statistiquement significatives de l’écoute de la télévision et des repas pris devant la télévision par les enfants. Parallèlement, comparés aux témoins, les enfants du groupe d’intervention présentaient des diminutions statistiquement significatives des évaluations de l’agressivité par les pairs et l’agressivité verbale observée. Enfin, les enfants de l’école d’intervention étaient significativement moins susceptibles de demander l’achat d’un jouet à leurs parents que les enfants de l’école témoin, ce qui suggérait qu’une réduction de l’écoute de la télévision permet de réduire les comportements de consommation liés à la publicité.

CQFD

Les résultats de l’expérimentation du programme SMART nous montrent d’abord le potentiel d’intervention auprès des enfants dans les écoles pour influencer les comportements des parents et des frères et sœurs à la maison. Dans le cas présent une intervention en classe pour réduire le temps passé par les enfants devant les écrans, mais aussi celui consacré à la télévision par leurs parents, leurs frères et sœurs et les autres enfants du foyer est possible. Elle soutient aussi l’idée que cibler directement les enfants pour la réduction du temps écran est plus efficace que cibler directement les parents. Pour SMART, une des clés du succès résidait probablement dans le fait que le programme était engageant et motivant pour les enfants, les enseignants et les membres de la famille. Ces résultats confortent également l’idée que si l’exposition excessive aux écrans de loisirs peut avoir des effets indésirables, la réduction du temps d’écran est source de bénéfices substantiels.
Le programme SMART a inspiré le programme d’éducation aux médias états-uniens Take the Challenge Now, et le Défi 10 Jours Sans Écrans québécois. Mais celui mis au point par Jacques Brodeur diffère de deux autres à plusieurs égards. Le professeur d’éducation physique retraité avait cherché à concevoir un outil librement diffusable et adaptable à l’environnement de chaque école. Il devait permettre à des enseignants, des parents, et à l’ensemble de la communauté d’unir leurs efforts pour proposer un aux enfants et aux adolescents un exercice de déconnexion numérique qui les aide à affûter le regard critique des enfants et des adolescents face aux efforts de l’industrie du divertissement numérique pour les maintenir captifs longtemps et souvent.